Touches blanches. Touches noires

TOUCHES BLANCHES. TOUCHES NOIRES
(Roman)
Manuel Garrido Palacios
Traduit de l'espagnol por
Marie Claire Durand Guiziou et Jean Marie Florés
Ed. Le Soupirail · Francia


« Tu seras une gloire tout en étant un pou. »
La guerre a le visage de Mambraseca. Village dépeuplé perdu au milieu des trains de scories d’une ancienne mine de charbon, hameau qui en savait long sur la vie et la mort au rythme des « paseos » des camions de l’aube, en proie à l’autorité d’un cacique, maître des existences. Là, la mémoire reste suspendue, les corps tombent comme les oiseaux qu’on tire à la carabine, là, à Mambraseca, les contes s’acharnent à combler le quotidien, car tout est bon pour s’écarter du réel. Un village comme tant d’autres, macabrement vivant dans une époque qui s’affranchit de dates.
La guerre épouse la voix, le souffle de l’infatigable Fátima qui s’élance, narre, chuchote la petite histoire terrifiante, lourde, des habitants de Mambraseca, écho de la Grande Histoire. Ainsi les villageois sont-ils immergés dans un conte fantastique, une tragédie, où l’on croise des garçons déchiquetés par les loups, des chiens rôdeurs, des chèvres ensorcelées, des bûchers, mais aussi des potions magiques, l’eau empoisonnée du puits. Les éléments se déchaînent, le peuplier, bois de la crucifixion du Christ, est condamné à frémir ternellement, le tonnerre rugit, les gelées tardives, inattendues, annoncent le déluge, la malédiction. La Tarentelle de Balbina qui bute sur la mesure vingt-quatre distille des notes malveillantes et rythme le désastre, l’absurdité de ce microcosme, des hommes et de leur désespoir. Nous sommes déjà de la ferraille.
Les corps tombent, les tortures fleurissent : c’est le poète Pardero attaché avant le tir fatal, Goro jeté dans un puits, le père assassiné de trois balles en plein coeur droit dans l’âme, le suicide de Honorio à quatre-vingt dix ans qui se dit de trop en ce monde, que la vie [lui] échappe. Une humanité jetable. Et la pluie, les ruissellements dans les galeries, font rejaillir les superstitions et les êtres légendaires tentant de laver la boue, le sang, les gémissements. Beauté et fierté de ce village où le rêve, l’imagination donnent enfin une consistance à la désolation. Il y a les temps perdus, les souvenirs meilleurs des femmes confectionnant les beignets, les scènes burlesques du sourcier Jeromo qui se fie à la douleur de ses testicules pour détecter la source ou du déménagement du piano dont les sons heurtent les oreilles des mules ; autant de moments humoristiques pour apaiser la noirceur.
À Mambraseca, à l’instar de Honorio, « rêveur de ponts », les habitants appartiennent au silence éclatant de leurs rêves et s’abandonnent volontiers à la Tarentelle de Balbina pour conjurer le réel et repousser la mort. « Nous sommes le passé et ce que nous pouvons rêver. » Tous vivent leur inexistence. La Tarentelle est la fierté de ceux à qui la terre appartient et le courage des femmes ; la mesure vingt-quatre crie la plainte des rêves, la lutte contre le silence et l’oubli.
La langue de Manuel Garrido Palacios nous porte audelà du réel avec parfois férocité, grotesque, humour et toujours poésie. Toujours le loup écoute les hommes qui lui confient leur solitude.
Touches blanches, Touches noires ou la voix des limites de la tragédie de l’histoire, celle de Fátima, de la mémoire, et des illusions. Un voyage au coeur du néant. Et une éternité. Ce n’était pas juste de laisser tout le travail à Dieu. Dieu était Dieu et rien de plus.

EMMANUELLE MOYSAN